Camus, en 1955, et au sujet d'un autre conflit meurtrier pour les populations civiles, a écrit :"Nous voilà donc dressé les uns contre les autres, voués à nous faire le plus de mal possible, inexpiablement.
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Vous l'avez très bien dit, mieux que je ne le dirai : nous sommes condamnés à vivre ensemble.
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Mais dire cela aujourd'hui, je le sais par expérience, c'est se porter dans le "no man's land" entre deux armées, et prêcher au milieu des balles que la guerre est une duperie et que le sang, s'il fait parfois avancer l'histoire, la fait avancer vers plus de misère et de barbarie encore. Celui qui, de tout son coeur, de toute sa peine, ose crier ceci, que peut-il espérer entendre en réponse, sinon les rires et le fracas multiplié des armes ?
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On me répondra, comme on vous répondra, que la conciliation est dépassée, qu'il s'agit de faire la guerre et de la gagner. Mais vous et moi savons que cette guerre sera sans vainqueurs réels et qu'après comme avant elle. il nous faudra encore, et toujours, vivre ensemble, sur la même terre. Nous savons que nos destins sont à ce point liés que toute action de l'un entraîne la riposte de l'autre, le crime entraînant le crime, la folie répondant à la démence [...]"
"Ces deux personnalités, liées l'une à l'autre par la force des choses, peuvent choisir de s'associer, ou de se détruire. Et le choix [...] n'est pas entre la démission ou la reconquête, mais entre le mariage de convenances ou le mariage à mort de deux xénophobies."
"Les massacres de civils doivent être d'abord condamnés par le mouvement arabe de la même manière que nous, Français libéraux, condamnons ceux de la répression. Ou, sinon, les notions relatives d'innocence et de culpabilité qui éclairent notre action disparaîtraient dans la confusion du crime généralisé, dont la logique est la guerre totale.
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Telle est, sans doute, la loi de l'histoire. Quand l'opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l'injustice. Mais il peut avancer plus ou moins et, si telle est la loi de l'histoire, c'est en tout cas la loi de l'esprit que, sans cesser de réclamer justice pour l'opprimé, il ne puisse l'approuver dans son injustice, au-delà de certaines limites. Les massacres de civils, outre qu'ils relancent les forces d'oppression, dépassent justement ces limites et il est urgent que tous le reconnaissent.
Et trois ans plus tard, il a écrit :Chacun, pour se justifier, s'appuie alors sur le crime de l'autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n'a que faire, à moins de prendre les armes lui-même. Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s'exaspère et rend impossible le simple langage de la raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d'excuser de loin l'une des violences et de condamner l'autre, ce qui a pour double effet d'indigner jusqu'à la fureur le violent condamné et d'encourager à plus de violence le violent innocenté. S'ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le sens de l'apaisement pour que la raison retrouve ses chances.